Les Liaisons dangereuses est paru en 1782 et a immediatement connu un immense succes de scandale. Cette oeuvre manifeste la tension qui marque le Siecle des lumieres, entre une Raison rigoureuse et une sensibilite tourmentee. Le personnage du libertin permettait d'incarner cette problematique d'une intelligence et d'une volonte aux prises avec les puissances troubles de la seduction et de l'illusion. La derive de Valmont est a l'image d'un courant d'aristocrates desoeuvres, orientes vers la satisfaction de ses plaisirs egoistes. Mais, etant donne que la reputation de Valmont ne le penalise nullement, la position sociale des libertins manifeste la defaite du controle social. Quant au cadre du roman, c'est une societe aristocratique restreinte, et son univers est l'univers clos de la vie mondaine. Et la temporalite du roman est resserree sur cinq mois et demie qui vont de l'ete a l'hiver. On peut dire que le projet libertin de Valmont est ne de cette periode d'inactivite. Valmont et sa complice, Mme de Merteuil cherchent avant tout a transformer leurs intentions en actes, a eviter l'indetermination que renferme l'avenir, a eliminer le hasard, a vouloir calculer, prevoir et fixer le futur. Les termes projet, plan, dessein reviennent frequemment sous leur plume qui tirent chaque fois qu'il est possible, un plaisir a verifier dans l'action l'exactitude de leurs previsions. Ainsi ils ont l'impression de dominer le temps en faisant coincider la conduite qu'ils ont concue avec celle qu'ils ont effectivement vecue. Neanmoins, entraine par le sentiment, Valmont perd sa lucidite, son sens critique. Il n'assume plus la responsabilite de ses actes et devient l'esclave du hasard. C'est la preuve que personne n'est a l'abri du desir. Par contre, ce n'est pas le cas de la marquise qui associe les principes libertins a une defense des droits de la femme. En exercant sa volonte et en apprenant a se dominer, elle est devenue maitresses de son activite et de son emotivite. Autant dire qu'elle fait essentiellement confiance a l'efficacite de l'esprit et qu'elle ne se livre jamais aux forces obscures et incontrolees de l'intuition. Et, avide d'eblouir son complice pour mieux le mepriser, elle dirige, commande, tout orchestre, prend la direction des operations. En fait, Valmont n'est qu'un executant. Or, le paradoxe de leur situation est qu'ils sont aussi victimes des personnages qu'ils se sont inventes. Ils sont devores par le role qu'ils se sont fixes et auquel ils seront contraints de rester fideles jusqu'a la catastrophe finale: mort physique pour Valmont, mondaine pour Merteuil. C'est a ce prix qu'ils conserverons l'illusion de s'etre crees eux-memes, au risque de payer l'un, l'amour et l'autre, la reputation. Et, d'autant plus que tout s'acheve par une catastrophe generale, ce monde qui n'a pas d'avenir est condamne a se retourner vers son passe, Mme de Rosemonde, qui herite de toute la memoire du roman. La vraie lecon que l'oeuvre nous propose, c'est la limite de l'intelligence dominatrice qui ne fait qu'analyser et decomposer et qui refuse la sensibilite, la comprehension et la charite. Il faut donc comprendre que la raison isolee, c'est-a-dire mise au service a la satisfaction personnelle et egoiste ne suffit pas. Au contraire, elle doit saisir les forces qui animent l'univers, la societe et l'individu. Car, la societe incapable de se reformer est forcement vouee aux catastrophes et aux revolutions.