Dans les écrits sartriens, on critique fréquemment que la réflexion sur les questions féminines est négligée, et que les figures féminines se conforment à quelques stéréotypes essentialistes. Bien que cela soit un trait de l'époque, le cas de Sartre pose un problème spécifique pour deux raisons : d'une part, il fut un contestataire, placé inlassablement du côté des marginaux, à l'exception toutefois des femmes ; d'autre part, il fut le compagnon de vie et de pensée de Simone de Beauvoir, l'auteur du Deuxième Sexe, référence incontournable de l'histoire de la pensée féministe. D'ailleurs Sartre lui-même était l'inspirateur direct de cet ouvrage, et en faisait des commentaires. Nous mettons en question l'idée d'un manque sartrien face au problème des femmes, en nous concentrant aux Mains sales. Cette pièce partage en partie la mê̂me période de rédaction avec Le Deuxième Sexe, commencé en 1946 et achevé en 1949. Et avec une figure féminine, Jessica, y est traité une série des problèmes féminins, la "condition", le "mythe" et le "vécue" des femmes, de même de leur "libération", élaborés dans Le Deuxième Sexe.
Située dans l'espace féminin - individuel, sexuel ou passionnel -, Jessica est réduite soit dans son corps soit dans son état de femme-enfant. Assignée à une place subalterne, elle incarne la situation de la femme en tant que "l’Autre" que définit Beauvoir. L'essentiel en est sa sensualité fatale, soupçonnée et méfiée sans cesse. Mais l'ironie de l'intrigue contredit la méfiance envers elle. De plus, la condition des femmes - marginalisées et sans responsabilités véritables - est prise en compte à travers une vive protestation de Jessica, dont la réplique fait écho aux thèses du Deuxième Sexe. On pourrait y supposer l'influence qu'eut Le Deuxième Sexe sur Sartre, et notamment sur Les Mains Sales. Néanmoins, tandis que Beauvoir se pose la question de la spécificité de la situation des femmes dans un monde où elles sont définies comme l'Autre, Sartre focalise la doute sur la complicité de la femme, qui serait "à moitié victime, à moitié complice, comme tout le monde." Les mécanismes d'oppression générale l'intéressent plus que l'origine spécifique de la sujétion des femmes.
L'aspiration de Jessica de franchir sa limite, d'entrer dans l'âge mûr, dans le vrai monde, l'induit à une certaine évolution. Mais la seule suite à son destin portée à notre connaissance est son retour sous le giron du père. Sa fonction majeure se trouve ailleurs : en bouleversant le monde, les catégories et les normes institutionnalisées comme 'Eve et Pandora', elle garde la valeur narrative de révéler la vérité, avec les intuitions justes. Ce rôle du 'regard' lucide hors du jeu, c'est ce que Sartre assigne fréquemment à ses figures féminines, et que Beauvoir dénonce comme l'essentiel des mythes des femmes. Au lieu d'introduire des problématiques du Deuxième Sexe qui visent la libération des femmes, Sartre s'intéresse à leur caractère actuel, élaborés dans l'état exclu, afin de l'approprier et d'y chercher une possibilité dans le plan éthique.