Notre étude consiste à suivre l’étape historique de “critique poétique” d’Yve Bonnefoy, qui a publié Sous le signe de Baudelaire en 2011. Quinze essais échelonnés de 1955 à 2009 sous le parrainage de Baudelaire et en dialogue constant avec lui sont réunis dans ce volume. Nous avons analysé “Baudelaire et la tentation de l’oubli”, publié en 2000, qui sont retranscrites deux conférences prononcées à la Bibliothèque nationale de France en l'an 2000.
Deux poèmes des Fleurs du Mal servent de point de départ à ce projet : “Je n'ai pas oublié, voisine de la ville…” et “La servante au grand coeur, dont vous étiez jalouse…”. Si leurs tonalités respectives s'opposent, de la lumière resplendissante d'une cérémonie luxueuse à la mélancolie froide d'une existence effacée, ces deux poèmes successifs partagent, outre leur forme non strophique et l'absence de titre, le motif du souvenir et de l'oubli. Et c'est bien un diptyque, et un mouvement dialectique, que forme cette suite presque continue d'alexandrins, disposée sur deux pages pour un face-à-face révélateur.
Tous deux font allusion à des scènes concrètes de l'enfance de Baudelaire. Bonnefoy part alors dans la direction d'une anamnèse paradoxale, où c'est le critique qui va chercher dans la mémoire et dans la correspondance de Baudelaire les événements qui serviraient de trame biographique à ces évocations. Ils remontent à une période ancienne, particulière, où, à la mort de son père, Baudelaire enfant se retire seul avec sa mère dans une grande maison de Neuilly, à l'été 1827. Ces quelques mois de grand bonheur et de grande intimité semblent fondateurs pour l'éveil à la sensualité du petit Charles, bercé dans les fourrures et les parfums de sa mère, mais ils se voient également entachés de l'ombre de la trahison future de la mère, Caroline, prête à succomber à la chair et à épouser Jacques Aupick. L'accusation envers cette femme oublieuse et de son deuil et de son fils se change toutefois dans le deuxième poème en une faute commune, qui frappe un “nous”, et débouche sur l'évocation d'un risque pour le poète lui-même dans son activité d'écriture.
La faute implicite de la mère et de l'enfant dans cette félicité des jours d'été à Neuilly que décrit le premier poème, cette faute n'est donnée à entendre que dans le second texte : c'est l'oubli de Mariette, “la servante au grand coeur”, et du père défunt. Dans ce deuxième poème se dit cette fois non plus une sensualité érotique qui vise à se sublimer dans l'expression poétique, mais un réel amour de l'être, dans sa contingence et son quotidien, une “compassion” qui semble devenir aussi la clé d'une vraie poésie, éloignée des mirages de l'éros pétrarquiste ou platonique. Les deux poèmes confrontent ainsi deux principes amoureux, “éros et compassion”, et reflètent la tension psychique qui déchire Baudelaire, tenaillé par une double aspiration à l'être et à l'Idéal, qui a rapport avec la poésie comme telle.
Chez Baudelaire, le corps est plaisir, mais associé encore à une pensée de la transcendance, car le désir va au Bien, le Beau étant son épiphanie. Bonnefoy repère à travers d'autres textes un système des signes où se vérifie idéalement l'adéquation du corps à l'esprit dans l'identité rêvée entre le Beau et le Bien. Mais soudain se rompt cette harmonie avec la révélation de la faute de la mère envers lui-même, envers son père, et de la prise de conscience de sa propre faute envers Mariette. L'effondrement de ce système exige en réaction de reconstruire une unité, loin du désir, mais toujours à travers les données de la perception, premières voies ouvertes à la création poétique, et dès lors passage obligé pour le poète. Ce sera dans une ascèse de la chair et un éveil à la sensation pure qu'il parviendra à redécouvrir un arrière-plan de transcendance au-delà du risque de fourvoiement dans l'idéal amoureux. S'ouvriront alors des profondeurs infinies dans la jouissance sensuelle des “correspondances” et l'ébranlement du Beau et de sa transcription musicale. Tel est le “raisonnement” probable de Baudelaire que Bonnefoy retrace, et qui est d'abord celui du poète Bonnefoy.
L'analyse critique est ici au service d'une philosophie et d'une éthique de la poésie, qui se propose de la fonder en raison et en vérité. Yves Bonnefoy ne sonde pas la psyché de Baudelaire pour livrer une lecture psychologisante du processus de création, ni n'asservit le texte au profit d'une plongée dans l'inconscient du poète. Sa démarche n'est donc pas une méthodologie, encore moins une réduction de la création littéraire à des conflits oedipiens irrésolus. Elle est d'emblée théorie, au sens fort, voire doctrine, mais aussi pédagogie de cette doctrine, illustrant dans le retour à la vie concrète de l'auteur enfin renvoyé à sa modeste condition d'homme, l'exigence faite à la poésie de se souvenir des êtres dans leur finitude.