Cette étude consiste à confronter deux œuvres qui appartiennent à deux domaines différents (la poésie et la peinture), à deux époques différentes (le XVIIe et le XVIIIe siècle), et sont singulières dans la carrière de deux artistes aux statuts fort différents : Jean de La Fontaine, l’auteur populaire des fameuses Fables, et Pierre Subleyras, peintre pour historiens d’art. Ce qui trace un trait d’union entre toutes ces différences, c’est un conte, écrit par l’un et illustré par une peinture de l’autre : La jument de compère Pierre. La confrontation entre ces deux œuvres permettra de mettre en lumière certaines particularités de l’un et l’autre domaine et de jeter un oeil sur la manière dont ces particularités ont été pensées à l’époque de la création de ces œuvres.
L'époque classique possède en effet sa propre théorie en matière de comparaison de la peinture et de la poésie. Tant bien que mal basées sur une théorie d’Aristote développée dans le cadre de la tragédie (l’imitatio, l’imitation de la nature humaine par l’art, non de préférence telle qu’elle est mais telle qu’elle doit être) et sur une formule d’Horace décontextualisée (Ut pictura poesis : la poésie est comme la peinture), elle élève la peinture au mê̂me statut libéral que la poésie mais lui imposent à la fois d’imiter la nature en général mais en la corrigeant par la connaissance d’œuvres parfaites et d’illustrer les sujets tirés des Écritures ou d’autres textes religieux, de l’histoire, de la grande poésie et de la mythologie. En illustrant ce conte léger de La Fontaine, le tableau de Subleyras détourne discrètement cette règle puisque le conte de La Fontaine n'appartient pas à la « grande poésie ».
La trame du conte de La jument du compère Pierre de La Fontaine est en effet tiré de la Dixième Nouvelle de la Neuvième Journée du Décaméron de Boccace. La Fontaine en a cependant complètement altéré certains éléments, revendiquant une pratique de complète « recréation ». Il a donc purgé le récit de sa localisation géographique et de son appartenance chronologique, explicites dans la nouvelle italienne ; il a changé le protagonisme des personnages, diminuant le rôle de Madeleine (Gemmata dans le conte de Boccace), qu’il rend beaucoup plus passive, et augmentant celui de Pierre, qui joue de son autorité auprès de sa femme ; il a modifié le caractère du prêtre, moins machiavélique, plus visiblement entreprenant, plus enclin à la séduction, et il l’a débarassé de son statut de pauvre ; il a altéré la conclusion puisque le prêtre n’est pas complètement parvenu à ses fins et que l’on ne sait pas si Pierre a continué d’être dupe, tandis que la femme en redemande. Enfin, La Fontaine a procédé à un travail important sur le style, parsemant son texte de remarques spirituelles ou ironiques, usant de stratégies langagières lui permettant de jeter un voile sur les détails sexuels les plus crus, tout en les mettant en valeur.
De même que La Fontaine s’est basé sur la nouvelle de Boccace pour écrire son conte, Subleyras s’est peut-être inspiré de la peinture que Nicolas Vleughels a réalisée sur le sujet en 1735 tout en résolvant d'une manière beaucoup plus inventive et audacieuse la difficulté principale liée à l'illustration du conte : rendre par l'image la promesse d'une métamorphose qui ne s'accomplit pas. On saisit alors toute l’originalité et tout le talent de Subleyras dans les domaines, empruntés à la rhétorique et tels que les définit Nicole Rouillé, de l’« invention » (c’est-à-dire du choix du moment clef), de la « disposition » (avec un cadrage serré qui privilégie très largement les personnages au détriment du décor pourtant soigneusement élaboré) et des « propriétés » (c’est-à-dire des décors, attributs, costumes et autres accessoires, qui semblent indiquer que le peintre avait aussi connaissance de la source de l'écrivain).
Un dernier problème est à considérer à propos de ce conte et de cette peinture : l’érotisme, ou plutôt le problème de dire et celui de montrer des scènes érotiques tout en respectant certaines convenances. Comment le conteur et le peintre relèvent-ils ce véritable défi ? Hors contexte, quand on n'est pas informé du prétexte métaphorique d’évoquer sa promise métamorphose (que seule la connaissance du texte permet de comprendre), la peinture choque plus aujourd'hui par cette exhibition d'une femme dans une posture presque animale où l’on comprend bien qu’elle n’est que fort peu consentante. La fidélité au texte de La Fontaine, qui a rendu passive Madeleine alors que Gemmata l’était beaucoup moins, dessert ici Subleyras mais surtout le fait que la peinture ne peut évoquer qu'un moment du conte tandis que le poète a tout loisir de se rattraper dans sa chute en rendant à la femme une volonté et un désir qui la « réhumanisent ». Contrairement au précepte classique, la poésie n'est pas comme la peinture.